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Jacques II en exil

 

   Kiosque littéraire Rite Ecossais Primitif   

Livres
 Revue Historia Spécial n° 48 – juillet-août 1997
 Dossier Les francs-maçons
 Extrait …..Les origines par Edward Corp

 

JacquesII1L’auteur : Edward Corp est maître de conférence à l’Université de Paris VII. Il est l’auteur de plusieurs articles sur les jacobites en France, et le rédacteur de ‘‘L’autre exil’’ : les jacobites en France au début du XVIIIe siècle (Editions du Languedoc, 1993).

Jacques II en exil lance la maçonnerie en France (page 16)

Jusqu’au XVIIe siècle, la maçonnerie reste un métier organisé comme beaucoup d’autres corporations en guildes. On y rencontre deux sortes de membres, l’apprenti et le compagnon – le maître n’étant que le chef de chantier. On entre dans le métier par une initiation, qui comporte la connaissance parfaite du ‘‘catéchisme’’ et la transmission des secrets du métier ainsi que du vocabulaire symbolique, dont l’essentiel survit dans les rituels maçonniques contemporains. Intimement lié au compagnon, l’apprenti reçoit sa formation de ce dernier, avant de devenir lui-même compagnon. A cette époque, le corps de métier connu sous le nom de franc-maçonnerie est purement opératif. C’est en Angleterre et en Ecosse que l’on observe au XVIIe siècle la transformation de ce métier. Les guildes, appelées désormais loges, ouvrent leurs portes à des hommes étrangers au métier de maçon. Cette ‘‘acceptation’’ concerne en premier lieu des personnages – indispensables au bon fonctionnement de l’institution – tels que les notaires, les hommes d’Eglise ou les seigneurs, commanditaires des grands travaux du siècle. Ce sont ces hommes qui formeront la maçonnerie dite ‘‘spéculative’’ par opposition à la maçonnerie ‘‘opérative’’ des bâtisseurs. C’est un tournant de l’histoire anglaise qui est à l’origine de l’introduction en France de la franc-maçonnerie. De 1640 à 1650, la Grande-Bretagne est en pleine guerre civile – et religieuse – qui aboutit à l’exécution du roi catholique Charles Ier Stuart. Son fils, Charles II est contraint à l’exil. Ses partisans – les jacobites – restés en Grande-Bretagne, créent alors dans la clandestinité des associations qui travaillent à la restauration des Stuarts. Parmi eux, un certain nombre, comme les membres du ‘‘Collège Invisible’’, sont des francs-maçons spéculatifs. Après la restauration de Charles II, en 1660, le Collège Invisible est rebaptisé Royal Society, et on assiste à une croissance rapide de la franc-maçonnerie entre 1660 et 1688. Les nouveaux francs-maçons comptent parmi eux des savants, des hommes de loi, des ecclésiastiques et des aristocrates. La Révolution Glorieuse de 1688-1689 (Jacques II Stuart est détrôné par son neveu et gendre Guillaume d’Orange) marque un tournant pour la nouvelle franc-maçonnerie spéculative. En effet, la plupart des loges reste fidèle à Jacques II, contraint à son tour à l’exil en France. Un certain nombre de francs-maçons suivent alors leur roi à Saint-Germain-en-Laye. C’est ainsi que le mouvement de la franc-maçonnerie pénètre pour la première fois en France. La cour des Stuarts en exil est, par définition même, une loge maçonnique. Les premiers francs-maçons en France ne sont donc pas des militaires, comme on l’a souvent dit, mais des officiers de la Maison du Roi qui servent Jacques II à Saint-Germain-en-Laye où il vivra de 1690 jusqu’à sa mort, en 1701. Son fils, Jacques III, reste à Saint-Germain jusqu’en 1712 avant d’être contraint par le Traité d’Utrecht de s’exiler à son tour. Partout où ses pas le mènent, la loge maçonnique le suit, à Bar-le-Duc, à Avignon, à Urbino et finalement à Rome, en 1719. Qui sont les francs-maçons en France pendant cette première période provisoire d’implantation ? Les plus importants sont le comte (puis duc) de Melfort, ministre de Jacques II, et son frère le comte (puis duc) de Perth, gouverneur du jeune prince de Galles, qui sera plus tard le roi Jacques III. On trouve aussi le secrétaire de Melfort, un écossais qui se nomme David Nairne. Ces hommes possèdent toutes les qualités requises pour être francs-maçons. JacquesII2Selon le gendre de Nairne, le chevalier Ramsay, ‘‘ces qualités sont la philanthropie sage, la morale pure, le secret inviolable et le goût des beaux-arts’’ (1737). Mais à Saint-Germain-en-Laye, la qualité primordiale est ‘‘le secret inviolable’’. C’est Nairne notamment qui, à la demande de Jacques II, puis de Jacques III, entre secrètement en contact avec les francs-maçons anglais. En 1714, la Couronne britannique est aux mains de la maison de Hanovre mais les jacobites tentent de provoquer une fois encore la restauration des Stuarts avec l’appui de Louis XIV qui est pro-jacobite. Mais l’invasion projetée tourne au désastre en 1715, d’autant plus que le nouveau gouvernement du Régent, qui a succédé au Roi-Soleil, est pro-hanovrien.

La première scission

L’événement a des répercussions décisives sur la franc-maçonnerie : des frères reconnaissent la nouvelle dynastie hanovrienne. Le 24 juin 1717, quatre loges de Londres se fédèrent en une organisation unique : l’Oie et le Gril (The Goose and Gridiron), la Couronne (The Crown), le Pommier (The Appel Tree) et le Gobelet et les Raisins (The Rummer and Grapes) fusionnent pour former la Grande Loge, sous la direction unique d’un Grand Maître. Son intention est de contrôler toutes les loges d’Angleterre, y compris les loges jacobites. Plusieurs années passent. Le duc de Montagu, élu en 1721, réclame une nouvelle constitution de la franc-maçonnerie : ce sont les Constitutions[1] d’Anderson qui feront date.

Désormais, les grands maîtres élus lors de la grande assemblée annuelle seront tous des partisans hanovriens. Une seule parenthèse : l’année du complot d’Atterbury en 1722. Cette année-là, les francs-maçons élisent un grand maître anti-hanovrien, partisan des jacobites, le duc de Wharton. Mais le complot échoue : le duc d’Orléans, régent de France, ayant informé le gouvernement anglais de ce dernier projet de l’opposition de l’opposition jacobite. Pourtant ses membres ne sont pas expulsés de leurs loges. Mais désireux de mettre en place un système exclusivement jacobite, ils ajoutent des degrés supérieurs aux degrés en cours, suivent leur propre rite, et cela sous le sceau du secret absolu. Désormais, la Grande Loge d’Angleterre suit le rite anglais ou hanovrien ; les jacobites désignent le leur sous le nom de rite écossais ancien et accepté (REAA). Les hanovriens gardent trois grades ; les jacobites en créent trente nouveaux.

Au lendemain de cet échec, les francs-maçons jacobites décident de transférer leur siège principal en France. C’est ainsi qu’en 1726, la première loge est créée à Paris. Elle se trouve rue des Boucheries (à Saint-Germain-des-Prés) chez un traiteur anglais qui s’appelle Barnaby Hute, ancien officier de la Maison du Roi à Saint-Germain-en-Laye. La nouvelle loge, la loge Saint-Thomas, regroupe sept Français et dix-sept jacobites. La nouvelle loge reçoit deux visites importantes : Lord Burlington, décrit dans les Constitutions comme ‘‘le meilleur architecte de la Grande-Bretagne’’, partisan secret des jacobites et fondateur d’une loge à Chiswick House, et puis le duc de Wharton, qui visite officiellement la loge alors qu’il est en route pour Madrid. A son retour en 1728, il crée la Grande Loge de France, dont il est élu premier Grand Maître. La loge Saint-Thomas s’appelle désormais la loge du Grand Maître.

Entre 1728 et 1738, plusieurs loges sont fondées en France, et c’est en effet de cette période que date la franc-maçonnerie française. Les Français, tout comme les Anglais, restent divisés entre partisans hanovriens et jacobites. Certaines des nouvelles loges sont fondées sur l’ordre exprès de la Grande Loge d’Angleterre pour contester la mainmise des jacobites sur la Grande Loge de France. Pendant les années 1730, les deux factions s’affrontent sans répit pour dominer la Grande Loge. Seuls trois jacobites sont élus grands maîtres de la Grande Loge de France. Le duc de Wharton reste Grand Maître jusqu’à sa mort en 1731. Parmi ses successeurs, lord Derwentwater, Grand Maître jusqu’en 1735 et lord MacLean ; tous deux commandent la première traduction en français des Constitutions d’Anderson. L’ouvrage est sensiblement réécrit : le traducteur substitue à la religion naturelle de l’original anglais un christianisme non déguisé. Car la franc-maçonnerie jacobite française est essentiellement catholique.

Ramsay en service commandé

Le plus célèbre des jacobites francs-maçons est sans nul doute l’Ecossais, Sir Andrew Ramsay, Gouverneur des enfants du comte de Sassenage (le gendre du duc de Chevreuse) à Paris, il a trente-sept ans lorsque on l’invite, en 1723, à rejoindre la cour de Jacques III à Rome où il doit occuper la fonction de gouverneur du jeune prince de Galles (le prince Charles-Edouard Stuart). Auteur réputé de l’Entretien de Fénelon avec M. de Ramsay (1710) et de l’Histoire de la vie de Fénelon (1720), on vient de le nommer Chevalier de l’ordre de Saint-Lazare. Son séjour à Rome est bref. Mais il y fait une rencontre déterminante en la personne de David Nairne, ancien secrétaire de lord Melfort passé au service de Jacques III. Les deux hommes deviennent des amis intimes, et par l’entremise de Nairne, son futur beau-père, Ramsay est initié en 1724.

De retour à Paris, il écrit son roman maçonnique Les voyages de Cyrus (1727) puis s’embarque pour l’Angleterre. Agent des jacobites, il s’infiltre dans la franc-maçonnerie hanovrienne, en devenant membre d’une loge à Londres (Horn Tavern Lodge).

Là il réalise que la défaite des jacobites dans la Grande Loge d’Angleterre est inéluctable. A la fin de l’année 1733, Nairne et Ramsay se retrouvent à Paris. Ramsay épouse Marie, la fille de Nairne. La même année, il est fait chevalier baronnet.

Ramsay et Nairne s’engagent dans la lutte des jacobites pour la domination de la Grande Loge de France. Ramsay est nommé Grand Orateur de l’ordre et, en 1736, les deux hommes collaborent à la composition du célèbre Discours[2] prononcé par Ramsay à la Réception des francs-maçons.

Quand les pro-hanovriens prennent le pouvoir à la Grande Loge de France en 1738 et que la défaite de la franc-maçonnerie jacobite en France est consommée, Ramsay et Nairne quittent Paris pour Saint-Germain-en-Laye dans le but de créer une nouvelle loge exclusivement jacobite. Elle se situait au deuxième étage du Château-Vieux, dans l’aile du sud, où se trouve actuellement la Conservation du musée des Antiquités nationales. Après la victoire des hanovriens, elle devient la seule loge catholique en France de rite écossais ancien et accepté. La franc-maçonnerie est désormais introduite en France, qui est selon le mot de Ramsay ‘‘la nation la plus spirituelle de l’Europe (qui) deviendra le centre de l’ordre’’.

A la différence de la franc-maçonnerie hanovrienne qui accepte parmi ses membres des protestants et même des non-croyants, la franc-maçonnerie jacobite en France est un ordre catholique depuis son origine.

Les loges anglaises moins partisanes – Le pape soutient les loges jacobites

En janvier 1738, les francs-maçons hanovriens publient une nouvelle édition des Constitutions d’Anderson qui confirme l’adhésion à la maçonnerie non seulement de croyants protestants ou catholiques, mais aussi de non-croyants. Outrés les jacobites persuadent le pape Clément XII de promulguer, en avril 1738 une bulle (In Eminenti) qui condamne sans appel ce genre d’association laïque et secrète où des gens de toute confession sont admis à égalité. Contrairement à ce que l’on a longtemps écrit, cette bulle n’est pas promulguée contre toute la franc-maçonnerie, mais seulement contre les hanovriens. Les jacobites fondent même une nouvelle loge sous la protection du pape à Avignon (août 1737).

Les francs-maçons qui restent à Paris se donnent le nom de ‘‘maître écossais’’, portent des signes distinctifs, et revendiquent des honneurs spéciaux. Ce n’est qu’en 1755, quand le jacobitisme est définitivement mort en tant que mouvement politique et que le gouvernement français n’est plus pro-hanovrien, que la Grande Loge de France, sans risque de paraître partisane, affirme enfin son catholicisme, et reconnaît formellement les degrés supérieurs du rite écossais ancien et accepté. Une page est tournée.


[1]     L’ouvrage contient, entre autres choses, une histoire légendaire du métier de bâtisseur qui remonte à Adam, premier maçon ayant reçu de Dieu la révélation de la géométrie. On suit l’évolution de la maçonnerie à travers l’Ancien Testament jusqu’au roi Salomon, lui-même franc-maçon et Grand Maître de la loge de Jérusalem.  L’auteur explique ensuite comment ‘‘cet art royal fut porté en Grèce’’ et l’histoire se poursuit en Egypte et dans l’Empire romain. ‘‘On a raisonnablement cru que le glorieux Auguste devint Grand Maître de la loge de Rome, ayant été protecteur de Vitruve’’. La maçonnerie fut presque anéantie par les Goths et les Vandales au nord-ouest, et par les mahométans au sud-est, mais fut préservée par ‘‘Charles Martel, foi de France’’ qui envoya en Angleterre des maçons. L’histoire plus récente se passe en Grande-Bretagne uniquement, et insiste particulièrement sur le patronage de Jacques Ier, Charles Ier et Charles II, tous trois cités comme francs-maçons. Jacques II en est explicitement exclu (‘‘sous son règne, les loges des francs-maçons à Londres tombèrent dans une grande ignorance’’). L’ouvrage pro-hanovrien s’achève en faisant les éloges de Guillaume III, de la reine Anne et de George Ier.

[2]     Le ‘‘Discours du Jacobite Ramsay’’. Selon Ramsay et Nairne, le premier maçon n’est pas Adam, mais Noé. Comme Anderson, Ramsay suit l’histoire de la maçonnerie à travers l’Ancien Testament, mais il y ajoute un renseignement très précieux : le roi Salomon écrit ‘‘nos statuts, nos maximes et nos mystères…  ce livre antique est le code original de notre Ordre’’. Ce livre fut conservé dans le temple des israélites, mais après la destruction du Temple par les Romains (en 61 après J.-C.), il disparut jusqu’au temps des Croisades. Une partie fut retrouvée lors de la prise de Jérusalem, et c’est à ce moment-là qu’on ‘‘renouvela notre ancien ordre’’. Le roi Edouard Ier (1272-1307) se déclara grand maître de l’Ordre […], lui accorda plusieurs privilèges et franchises, et dès lors les membres de notre confrérie prirent le nom de francs-maçons (en anglais free masons). Peu après (en 1286), la franc-maçonnerie est introduite en Ecosse par la famille des Stuarts, et ‘‘depuis ce temps la Grande-Bretagne devint le siège de la science arcane, la conservatrice de nos dogmes et le dépositaire de tous nos secrets’’. Ramsay et Nairne, mais aussi le Grand Maître Derwentwater, sont ambitieux pour l’ordre, ils veulent ‘‘ramener tout à son origine, et restituer tout sur l’ancien pied’’, en effet comme à la cour de Jacques III…